par Christophe Kihm
Les quelques films rĂ©alisĂ©s par Bertrand Dezoteux ces derniĂšres annĂ©es pourraient appartenir Ă un cinĂ©ma « archaĂŻque », si lâon dĂ©signe par cet adjectif une qualitĂ© qui consiste Ă prendre ou Ă reprendre les choses en leur commencement, et qui ouvrirait le cinĂ©ma Ă de nouvelles formes, mais aussi Ă ce qui nâa pas dâhistoire.
Alors que lâon cĂ©lĂšbre le cinquantenaire de lâexposition dĂ©sormais historique lâArt de lâassemblage (1) et que certaines publications tentent dâapprĂ©cier comment ces pratiques se sont poursuivies dans le champ de lâart contemporain (2), nous aimerions ouvrir avec Bertrand Dezoteux un nouveau chapitre Ă ces maniĂšres de faire. Car le travail de cet artiste dĂ©route lâassemblage vers la construction de rĂ©cits et sa recherche est majoritairement suspendue Ă la question suivante : comment crĂ©er des rĂ©cits par assemblage ? Mais aussi, et sinon cette derniĂšre revĂȘtirait un caractĂšre exclusivement formel, sous quelles conditions lâassemblage offre-t-il des possibilitĂ©s nouvelles Ă la construction de rĂ©cits contemporains ?
En consultant le site internet de lâartiste, oĂč sont archivĂ©s ses diffĂ©rents projets (3), on trouvera de nombreux indices pour rĂ©pondre Ă cette double interrogation. Documentation historique, entretiens, banques de donnĂ©es visuelles, textes scientifiques et thĂ©oriques, extraits de romans et de films⊠sont les diffĂ©rents Ă©lĂ©ments quâil collecte afin de rĂ©aliser ses Ćuvres. Appartenant Ă des registres diffĂ©rents, ils mobilisent des disciplines et des savoirs variĂ©s dont le montage rejoue les Ă©quilibres dans des ensembles comparables Ă des machineries. OĂč lâassemblage, qui se couple au montage, sâĂ©loigne des procĂ©dĂ©s dâaccumulation, dâempilement et de collage et ouvre les objets et les signes recyclĂ©s Ă des configurations oĂč ils se mĂ©tamorphosent.
Science-naturelle-fiction
Le Corso (2008) est un film animalier en 3D issu dâun protocole renversant, qui consiste Ă produire un environnement naturel adoptant les qualitĂ©s premiĂšres dâun espace numĂ©rique tramĂ© par un logiciel de composition : formes et mouvements des Ă©lĂ©ments et des protagonistes y sont soumis Ă des vitesses et des modĂ©lisations type dans un espace qui propose lâĂ©trange coexistence dâanimaux hybrides (plus ou moins chĂšvres), de logos commerciaux mobiles, dâune montagne en tour de Tatlin et de The World, lâĂźle artificielle de DubaĂŻ, posĂ©e au centre dâun Ă©tang pour canards. Tout un Ă©cosystĂšme numĂ©rique se dĂ©ploie, oĂč chaque image issue de la modĂ©lisation dâune autre, elle-mĂȘme dĂ©jĂ marchandise, est soumise aux lois dâun mĂ©tamorphisme radical, dans ce que lâon pourrait appeler une science-naturelle-fiction.
Autre fable, autre montage-assemblage, autres moyens avec le film Zaldiaren Orena (2010), oĂč se conjuguent histoire et anticipation dans le plus grand anachronisme, Ă travers une enquĂȘte menĂ©e par un robot allemand Ă la recherche dâun mystĂ©rieux cheval dans le pays basque pendant la seconde guerre mondiale. Le principe anachronique est par un principe formel, relatif au point de vue adoptĂ©, puisque câest en manipulant ce robot tĂ©lĂ©guidĂ© muni dâune camĂ©ra que sont produites toutes les images du film. Dans cette mise Ă distance et ces renversements, lâenquĂȘte anthropologique produite par la curieuse machine prĂ©sente lâhomme en animal Ă©trange, dans ses mĆurs comme dans ses coutumes.
On pourrait poursuivre cet inventaire avec dâautres projets de lâartiste : Roubaix 3000 (2007), qui utilise un dialogue familial enregistrĂ© lors dâun dĂźner, Ă Bayonne, comme trame dâune intrigue se dĂ©roulant dans des architectures naĂŻvement futuristes construites Ă Roubaix dans les annĂ©es 1980. De jeunes acteurs reprennent en play-back des bribes de ces conversations qui, en migrant du nord vers le sud, perdent leur continuitĂ© pour sâimplĂ©menter dans un Ă©trange ballet des corps, des formes et des mots, oĂč se diffracte le cercle familialâŠ
Dénaturalisation
Si la description de ces Ćuvres Ă©claire en partie les moyens, les procĂ©dĂ©s et les mĂ©thodes dâassemblage retenues par Bertrand Dezoteux, elle affirme Ă©galement leur force Ă travers le jeu des redistributions et des rĂ©ajustements auxquels les soumet le montage, oĂč sâexercent de nouveaux fonctionnements de la nature, de la technique, de lâhistoire et de la communautĂ©, oĂč se perturbent leurs ordres respectifs et se rĂ©organisent leurs partages, au risque de la dĂ©naturalisation.
Les effets thĂ©oriques de ces bricolages produisent un Ă©cho saisissant Ă certaines rĂ©flexions anthropologiques et politiques portant sur le redĂ©finition des espĂšces et les rapports humains non humains (on pense particuliĂšrement Ă Donna Haraway) loin, trĂšs loin des applications scolaires auxquelles ces studies sont souvent rĂ©duites dans lâart contemporain. Car dans lâassemblage-montage de Bertrand Dezoteux, un cinĂ©ma expĂ©rimental trouve Ă repenser ses formes et ses enjeux.
(1) Octobre 1961, Moma, New York, organisée par William C. Seitz
(2) Lâart de lâassemblage, Relectures, sous la direction de StĂ©phanie Jamet-Chavigny et Françoise Levaillant, Presses Universitaires de Rennes.
(3) http://bertrand.dezoteux.com/archives/
Texte paru dans artpress n°378 – mai 2011