Animation, 14 min
Aux grands artistes, les grands creux. Bruno Gironcoli a faim, très faim. Qu'il soit mort il y a plus de dix ans importe peu : pour se repaître, il lui faudra rien moins qu'une belle wienerschnitzel, une part d'apfelstrudel et une Almdudler pour faire glisser. Et tout de suite. Lorsqu'on est un sculpteur autrichien reconnu, la moindre des choses est que le livreur Deliveroo y aille de son coup de pédale le plus vigoureux.
Ce bonhomme pressé de se faire livrer sa pitance constitue le point de départ de Super-règne, la nouvelle vidéo de Bertrand Dezoteux. A l'autre bout du fil, un livreur prend la commande puis s'élance de la place des Fêtes à Belleville, le butin enserré dans sa carapace cubique verte. Le décor est connu, arpenté, éprouvé.
Mais au fil des douze minutes qui suivront, le spectateur assiste à la déconstruction minutieuse de tous les repères spatio- temporels, basculant dans un pur délire 3D inspiré de l'univers surréaliste de Bruno Gironcoli. Des années 1960 jusqu'à sa mort, celui-ci imagine des sculptures monumentales peintes en bronze, argenté ou doré, où le mécanique et l'organique s’hybrident. Ressemblant à d'étranges autels obsessionnels de dictatures oubliées, ces formes sont celles que l'on voit prendre vie dans la vidéo. Apparaissant à l'écran comme de petites bestioles inoffensives, elles enflent tant et si bien quelles viennent progressivement cannibaliser de leurs mâchoires de ferraille cliquetante l'intégralité du champ de vision – y compris ce et ceux qui avaient le malheur de s'y trouver. • Ingrid Luquet-Gad, Les Inrocks